Abu Ghraib. Abus de pouvoir

Des images inspirées des photos faites à l’intérieur de la prison d’Abu Ghraib, dures, légères, où le blanc de la craie est utilisée pour dessiner la fragilité des victimes qui ressemblent tellement aux figures recouvertes de cendre fuyant le Word Trade Center ou aux carcasses des corps lors de l'éruption de Pompéi.

Les photos d’Abu Ghraib, qui sont la genèse des remarquables travaux sur papier de Susan Crile, présentent un trait distinctif singulier: elles ont rendu la torture tangible, palpable, visible, en l’élevant du niveau de simple reportage à celui de centre de la conscience collective. À deux ans de distance des faits qui se sont produits dans la prison irakienne, l’artiste, avec ses travaux, reporte nos yeux sur les images et sur l'humanité qui représentent la rencontre entre êtres humains. Au-delà de ce qui s’est passé à l’époque, ces images réduisent la torture à son essence : humiliation, dégradation, souffrance.
L’art occidental a dans la représentation de la souffrance un de ses thèmes principaux, un souci qui se traduit par la tentative de l’artiste de trouver une forme visuelle à travers laquelle le spectateur puisse s'identifier ou éprouver une empathie avec la souffrance elle-même. Les photos d’Abu Ghraib n’ont pas été faites avec l’intention de créer ce lien, mais Susan Crile, en remaniant savamment les signes du pouvoir qui sont désormais devenus familiers dans ces images, en les dénonçant comme une expression de brutalité et de perversion, a transformé à nouveau en êtres humains ces objets d’abus, de dégradation et de mépris.

Il s'agit d‘images qui, entre les mains de l’artiste américaine, suscitent et réveillent l’empathie oubliée, soulèvent l’urgence de voir au-delà des brouillards d’euphémismes tels que « adaptation environnementale », « nudité forcée », « utilisation de chiens pour créer du stress ». Une dégradation tristissime à l’intérieur de laquelle la main de l’artiste persiste à vouloir récupérer la beauté essentielle et inépuisable de la forme humaine. Si rédemption il peut y avoir, c’est ici qu’il faut la chercher: dans la ligne palpitante, encore vitale au milieu d’images oppressantes de corps tordus. Des images grâce auxquelles, pour la première fois en cinq ans de guerre de terreur, la torture s’est imposée devant les yeux de la conscience collective, choquante, gênante, mais indéniable.

(En novembre 2003, six mois à peine après le début de la guerre en Irak, le soldat spécial Joseph Darby, au retour d'un congé, demanda à un collègue dans la prison d'Abu Ghraib de lui raconter ce qui s'était passé pendant son absence. En réponse, le soldat spécial Charles Graner lui donna deux CD qui contenaient, comme Darby allait le découvrir sous peu, des centaines de photographies numériques, nombre desquelles représentaient des policiers de l’armée des États-Unis et des soldats des services secrets commettant des abus sur les prisonniers: des photographies qui sont devenues depuis les images les plus célèbres de la guerre).